Vietnam 39 Texte

 

Vietnam 39 ans après

 « Un long trajet vers un grand pays
aux serrures compliquées.
Tout y rouille sauf le ciel »

Paul Eluard, in Les songes toujours immobiles, p 929 Donner à voir

 « Pour voir la terre il faut voir
l’homme et ses enfants hors d’âge »

Paul Eluard, Poésie et Vérité, p 1118

39 ans avant de revoir un Pays. Tant d’années d’absence, de distance, d’indifférence  ou de détachement feints, d’exil salutaire fatalement accepté, assumé au point de n’être plus en surface qu’un simple voyageur, un « étrange étranger » (1) en sa propre terre, sur son sol natal, en ses propres souvenirs.

Retourner au pays, c’est rentrer non pas chez soi mais en soi, si loin que l’on risque de s’y échouer. Aller envers et contre soi, se rencontrer pour s’oublier soi, disparaître, ne plus exister pour soi mais simplement être là, oublier qu’on était en sursis de soi, en danger de soi.

Retourner, c’est repartir sur les territoires lointains d’une mémoire en jachère, à contre courant d’une terre en devenir, d’un peuple en marche forcée à l’assaut de son inéluctable destin, dans son défi contre le poids d’un passé peuplé de fantômes d’une guerre sans fin.

Retourner, c’est caresser le rêve d’une tortue géante sans âge, dans un frêle esquif de nuages et d’illusions perdues dans le fracas des vagues.

C’est parsemer de souvenirs d’enfants une plage sans cesse balayée par la houle des jours terriblement ordinaires. Remuer avec résignation et douleur ces galets enfouis dans la naissance d’un sourire, d’un geste, d’une odeur, d’une sensation, d’un regard, d’un vide, d’un rien qui réveilleront en nous le bruissement imperceptible d’une cicatrice qui affleure.

Retourner aux sources peut-être pour renaitre à l’envi, aller plus en avant vers d’autres horizons de montagnes bleues et d’eaux vertes… Embrasser goulument chaque larme de vie et chaque goutte d’eau (2), de rosée qui s’offrent à nos lèvres pour étancher la soif des heures, des jours, des mois et des errances à venir.

Retourner, c’est « labourer » à nouveau pour mettre en semence les graines d’un futur sans remord, sans doute ni regret.

Cependant,  une question parmi mille autres s’impose : Comment retourner au pays et parler aux hommes nouveaux avec les mots anciens de l’enfant qu’on a cessé d’être mais qui est là, blotti contre la vitre du passé ?

Avant de partir, songer à se prémunir contre ces atteintes du temps, ces étreintes du passé, ces pincements de cœur, ces accès de fébrilité qui distordent la perception objective des faits, des choses, des gens et des actes. Vider sa tête d’images d’Epinal, de nostalgie post indochinoise, de visions idylliques des brochures touristiques pour êtres en mal d’exotisme. Ne pas s’encombrer de cet « asiatisme » de bazar empesé trop parfaitement ajusté à l’air de temps. Mettre aussi en veille ses propres souvenirs qui n’ont de cesse de flirter avec les rives cruelles de l’amnésie de nos nuits d’insomnie.

Bref voyager léger et réceptif, ultra sensible aux moindres vibrations, aux moindres variations, aux moindres dépressions, au moindre souffle de l’âme. Mais surtout ne pas juger pour pouvoir recueillir, ne pas imposer pour ne pas s’exposer, rester neutre mais non sans voix intérieure pour ne pas dériver dans le silence assourdissant du temps qui fuit, qui enveloppe tout d’une rouille tenace, y compris les souvenirs, y compris les racines, y compris les bourgeons prématurés d’un printemps que l’on croyait précoce, y compris le ciel…

On s’imagine capable de dominer et on est submergé, chahuté. On pense contrôler et on est malmené. On espère être maitre et on est voué à subir la loi du vide, la fureur de l’oubli, le poids de la différence, les assauts de l’indifférence. Alors on se raccroche en plein naufrage, en pleine tempête à son appareil photo, on se réfugie tant bien que mal derrière l’objectif pour s’arracher les yeux et le cœur pour quelques images qui surprendront ou au mieux suspendront, peut être, l’idée qu’on se faisait d’un pays qui n’est plus celui d’où l’on vient mais bien celui d’où l’on nait, celui d’où l’on est plus que par fragments de mémoire, par éclats, par indices, imperceptibles fêlures de l’âme. Désespérément, on fouille chaque regard, chaque visage, chaque attitude à l’affut d’une lueur, d’un rayon même infimes, qui éclaireront ces nuits à venir où le sommeil, on le sent bien, jouera  à cache-cache, à qui perd gagne. Car c’est certain, l’autre est bien un « je » en qui nous désirons projeter une indulgence sans partage tant il est vrai qu’il sera à jamais notre Vrai- semblable.

Ce pays tant désiré au delà des mots du cœur

Des maux de chair, des mots dits sans colère, sans rancœur, sans amertume.

Démons indomptés, égarements solitaires  qui resurgissent  parfois en cascade, apaisés seulement par le bleu nuit d’un regard d’enfant, croisé au détour d’un chemin de montagne, le visage à moitié lové dans une feuille de bananier sur laquelle perle la pluie.

Un pays d’où l’on ne serait en définitive jamais parti mais désormais délivré, absous de je sais quelle faute originelle.

En attendant que ne remonte à la surface le doux aigre gout des mangoustans.

Se réconcilier avec l’eau, avec les larmes de ma mère lorsqu’une tante d’une voix tremblante se mit à chanter « j’attendrai ton retour »…

Garder en soi la brûlure toujours vive d’un retour inachevé à jamais et continuer de sourire malgré tout, seule réponse au temps qui passe.

Vietnam 39

(1) Jacques Prévert

(2) En vietnamien, pays se dit « eau »